TEXTE 5 : La pitié naturelle

 

 

 

 

Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour

de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au     secours de ceux que nous voyons souffrir: c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de moeurs et de      vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix: c'est elle qui détournera tout sauvage     robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère  pouvoir trouver la sienne ailleurs; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée: Fais à autrui  comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente: Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est     possible C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la      cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de      l'éducation. Quoiqu'il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d'acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eût dépendu que des raisonnements de ceux   qui le composent.

 

 

 

 

 

 

 

- Situation du texte dans l’œuvre :

 

 

 

Rousseau décrit l’homme naturel du point de vue moral après en avoir établi le portrait physique et intellectuel. Au sens strict, il n'est ni bon ni méchant puisqu'il n’a pas la connaissance du Bien et du Mal et qu’il ne porte pas encore de jugement sur ses actes. Il est donc innocent, non pas au sens où il n'a pas commis de faute - puisqu'il n'a aucune notion de la faute - mais au sens étymologique : il ne nuit pas aux autres.

 

Cette neutralité morale doit être nuancée : en effet il possède une disposition, un sentiment naturel, celui de la pitié dont traite l’extrait, qui peut devenir la source des sentiments moraux s’il est convenablement développé mais qui peut aussi disparaître sous le poids des idées acquises et des préjugés. Ainsi le germe de la moralité est déjà présent chez l’homme naturel. C’est en ce sens que Rousseau évoquant la nature humaine écrit : « l’homme est né bon, c’est la société qui l’a corrompu ».

 

 

 

Cette neutralité morale a une conséquence : l'homme à l'état de nature vit en paix. Les conflits sont peu nombreux et de courte durée contrairement à ceux que connaît l’homme civilisé. Rousseau s’oppose  ici à Hobbes qui décrivait l’état de nature comme un état de guerre. Toutefois Hobbes ne s'est pas entièrement trompé en reconnaissant dans l’homme un principe de conservation de soi qui peut parfois pousser un individu à entrer en conflit avec son semblable si sa survie l’exige. Ce principe de conservation prend le nom d’amour de soi chez Rousseau.  

 

L’amour de soi n’est pas une raison suffisante pour faire de l’état de nature un état de guerre car ce sentiment est limité par un second sentiment naturel: la pitié qui détourne l’homme naturel de faire souffrir inutilement son semblable.

 

 

 

Ainsi,  du point de vue moral, les deux seuls sentiments que l'on peut prêter à l'homme à l'état de nature sont l'amour de soi-même et la pitié: l'amour de soi car sans lui aucune survie physique n'est possible; la pitié qui limite et modère l’amour de soi et concourt ainsi à la conservation de l’espèce.

 

 

 

 

 

Le thème du texte est celui de la pitié. On peut déjà préciser que chez Rousseau, ce n’est pas un terme péjoratif comme cela peut être le cas aujourd’hui avec l’expression : « Faire pitié ». Il ne s’agit pas de rabaisser une personne, de se mettre au dessus d’elle. Il se comprend d’abord par le malaise crée par la souffrance de l’autre auquel on s’identifie.  

 

La thèse de l’auteur consiste à défendre que le fondement de la moralité y compris chez l’homme civil repose sur un sentiment.  Implicitement, c’est la raison qui est dévalorisée. Elle ne peut pas être la base de la moralité.

 

 

 

Plusieurs problèmes  se posent : en premier lieu l’origine de ce sentiment n’est pas expliqué. Jusqu'à présent l’homme naturel connaît les sensations. D’où viennent donc les sentiments qui sont déjà plus complexes  ? Peut-on fonder la morale sur le sentiment ?

 

 

 

Plan du texte :

 

 

 

1°) La pitié : sa nature et sa fonction  L1 à L12  (Il est donc bien certain à trouver la sienne ailleurs)

 

2°) Le fondement de la morale.  L12 à L 21 (C’est elle qui à maximes de l’éducation)

 

3°) La raison n’est pas la garante de la moralité.  L21 à L25 (Quoi qu’il puisse à qui le composent)

 

 

 

 

 

1°) La pitié : sa nature et sa fonction -  L1 à L12  (Il est donc bien certain à trouver la sienne ailleurs)

 

 

 

Greffée sur l'amour de soi pour le modérer, la pitié trouve, comme lui son sens dans la conservation, non seulement de soi, mais de l'espèce.  Si l'amour de soi n'est pas à proprement parler égoïste, il est centré sur l’individu. C’est en quelque sorte le désir de se conserver dans son être : il peut donc sinon agresser, du moins ignorer l’autre parce que c'est la survie individuelle qui est en jeu.  S'il était le seul sentiment naturel, la survie de l'espèce ne serait pas assurée.

 

 

 

Or, il y a un fait qu’il faut expliquer : l'espèce humaine perdure et il faut donc pouvoir l'expliquer sans faire appel à des notions qui seraient empruntées  à l'homme civil.

 

 

 

Ainsi, il  faut donc admettre à côté de l’amour de soi un autre sentiment naturel qui concourt à la survie de l’espèce.  En effet, l'amour de soi ne peut à lui seul expliquer la conservation de l'espèce car plusieurs « soi-même » ne font pas une espèce: celle-ci transcende la multiplicité des «chacun». Il faut donc penser un second principe naturel qui vient compléter le premier

 

 

 

Mais, dira-t-on, la mutualité suppose la multiplicité: n'est-ce pas alors peindre l'homme civil?

 

Que l'homme naturel soit isolé ne signifie pas qu'il soit seul ni unique. A l'état de nature les hommes sont dispersés et ne se rencontrent que peu ou pas.  Quand ils se rencontrent, ils ne se veulent aucun mal: l'hypothèse de l’agressivité soutenue par Hobbes n'est pas nécessaire.  Au contraire, puisque physiquement parlant, les hommes sont des êtres sensibles, moralement parlant, ils ont donc le sentiment qui correspond à cette sensibilité: la pitié.

 

 

 

La sensibilité, en effet, est liée à la souffrance: cette souffrance peut-être reconnue aussi bien en soi même que chez les autres où elle se traduit par les mêmes signes.  Ainsi, de même qu’on n’aime pas souffrir, on n’aime pas voir les autres  souffrir. La pitié ne suppose rien d'autre que la sensibilité physique et l’identification aux autres.

 

Rousseau découvre à ce niveau un élément important de la psychologie : le phénomène d’identification qui s’opère spontanément chez l’enfant par exemple: l’autre n’est que le prolongement du moi. Ce n’est qu’avec la différenciation des cultures que l’autre pourra devenir l’étranger ou le barbare.

 

 

 

Grâce à ce sentiment naturel, l'espèce est préservée: les rares fois où les hommes se rencontrent souffrant dans l'état de nature, ils s'entraident: ils se portent sans réflexion au secours de ceux (qu'ils voient) souffrir.

 

Une question  se pose néanmoins : si la pitié est présente comment se fait-il que l’homme connaissance autant de violence dans l’état civil ?

 

 

 

L’amour de soi devient avec le développement de la vie sociale l’amour propre  qui génère de nouvelles passions et étouffe le sentiment naturel. Rousseau écrit à ce propos : 

 

 

 

Il ne faut pas confondre l’amour propre et l’amour de soi-même : deux passions très différentes par leurs natures et leurs effets : « l’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre  conservation (…) L’amour propre n’est qu’un sentiment relatif et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas (de soi même) que de tout autre,  qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement ».

 

 

 

2°) Le fondement de la morale.  L12 à L 21 (C’est elle qui à maximes de l’éducation)

 

 

 

Rousseau dit bien que  la pitié n'est pas un sentiment moral, même s'il a une valeur du point de vue moral. En effet toute morale suppose un jugement sur la valeur d'une conduite. Or la pitié ne juge pas, ne réfléchit pas : elle s'éprouve et fait agir dans son immédiateté.  Ce sentiment perdure et rend compte du maintien de la mutualité au sein des vicissitudes et des malheurs de l'humanité. 

 

 

 

Toutefois elle sera le germe de la morale. Rousseau écrit :  « Qu’est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité,  sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général ? La bienveillance et l'amitié  même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier: car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans  l'homme sauvage, développé, mais faible dans l'homme civil ».

 

 

 

Dans l'état de nature, la pitié tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, parce que dans cette situation,  l’Homme ne connaît ni loi (civile), ni mœurs (institutions historiques), ni vertu (qui suppose la constance d'une volonté raisonnable).  En revanche, la voix de la pitié (qui ressemble à celle de la conscience morale mais s'inscrit dans la sensibilité et non dans la liberté ou la volonté) s'impose sans contrainte: il n'y a nul motif de lui désobéir Seul l'amour-propre ou le désir de pouvoir pourraient expliquer la désobéissance, mais ils ne concernent pas l'état de nature.

 

 

 

Ce qui est essentiel, c’est de comprendre que la pitié perdure au-delà de l'état de nature et fonde un rapport de justice à autrui, purement sensible et sentimental.  Ainsi Rousseau distingue-t-il deux maximes de justice:  - une maxime de justice raisonnée,  - une maxime de bonté naturelle.

 

 

 

La première est dite sublime:  elle est formulée par le philosophe, tel Socrate, mais parce qu’elle exige d’une part l’exercice de la raison et d’autre par l’abnégation personnelle, elle reste inaccessible pour le commun des hommes.  Dans cette morale, c'est la raison qui pose l'égalité  des hommes. C'est la raison qui rend possible la prise en compte du point de vue de l’autre et qui permet d’apercevoir l’égalité, critère de justice. Mais cette morale reste inaccessible, trop abstraite.

 

 

 

Rousseau trouve que la seconde règle fondée sur le sentiment est moins sublime mais plus à la portée de l’homme. Elle est moins sublime car elle ne s’adresse pas à tous les hommes dans leurs universalité mais uniquement à ceux avec lesquels on peut s’identifier, elle est néanmoins plus efficace.

 

 

 

3°) La raison n’est pas la garante de la moralité.  L21 à L25 (Quoi qu’il puisse à qui le composent)

 

 

 

A vrai dire, la référence au sentiment de  pitié est la seule explication de la survie de l'humanité: s'il avait fallu que tous les hommes soient des Socrate, il y a longtemps que l'humanité ne serait plus. Or le genre humain demeure : c'est donc que la répugnance à voir souffrir et donc à faire souffrir qui est ici essentielle.

 

Ainsi, en deçà de l'éducation, l'homme naturel tient compte de l'autre, même si ce n'est pas explicitement et volontairement.  C'est pourquoi cette seconde maxime est de bonté naturelle et non de justice naturelle: on peut être bon naturellement, spontanément, en vertu de la logique propre de son être; on ne peut être juste naturellement, il y faut le jugement raisonnable.

 

 

 

Conclusion

 

On voit donc que l'homme naturel est physiquement robuste mais sensible; métaphysiquement libre, mais surtout perfectible; moralement neutre, mais conduit seulement par l'amour de soi et la pitié naturelle.  Rien de commun avec le portrait fort « civilisé » qu'en font les autres penseurs.  Mais cela suffit pour comprendre que rien, dans l'état de nature, ne fait penser de près ou de loin à une inégalité.