TEXTE 1      KANT - QU'EST CE QUE LES LUMIERES ?

 

            Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie durant dans un état de tutelle ;  et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs.  Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui me sert d’entendement, un directeur de conscience qui me sert de guide, un médecin qui juge de mon régime alimentaire à ma place, je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas en dehors du jardin d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques chutes, ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure.                  

                                                               – Kant –   Qu’est-ce que les lumières ? (1784)

 

 

TEXTE 2

 

 

N'est-ce pas indignement traiter la raison de l'homme que de la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans  un

état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière.  Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte1.  La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se      perd avec les besoins qu'ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire   cette  science   nécessaire,  toujours égale,  de  peur  qu'ils  ne  tombent       dans le dépérissement,  et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites quelle leur a prescrites.  Il n'en est pas de même de l’homme, qui n'est produit que pour l'infinité.  Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés.  Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement. 

 

                                                            Blaise Pascal  Préface pour un  traité du vide 1651

 

TEXTE 3

 

 

Epictète : Un tyran me dit: «je suis le maître, je peux tout ». - Eh! que peux-tu?  Peux-tu te donner un bon esprit?  Peux-tu m’ôter ma liberté?  Eh! que peux-tu donc?  Sur un vaisseau, ne dépends-tu pas du pilote?  Sur ton char, ne dépends-tu pas du cocher?  

 - Le tyran : Tout le monde me fait la cour. 

 Epictète : Mais te la fait-on comme à un homme?  Montre-moi quelqu’un qui te prenne pour tel, qui voulût te ressembler, qui voulût marcher sur tes traces comme sur celles de Socrate. Le tyran : Mais je puis te faire couper le cou.

Epictète : Tu parles bien.  J'avais oublié qu'il faut te faire la cour comme aux dieux nuisibles, et t'offrir des sacrifices comme à la fièvre.  N'a-t-elle pas un autel à Rome?  Tu le mérites plus qu’elle, car tu es plus malfaisant. - Mais que tes satellites et toute ta pompe effraient et troublent la vile populace, tu ne me troubleras point ; je ne puis être troublé que par moi même.  Tu as beau me menacer, je te dis que je suis libre.

Le tyran : Toi libre!  Et comment?

 Epictète : C'est la divinité même qui m’a affranchi.  Penses-tu qu'elle souhaite que son fils tombe sous ta puissance?  Tu es le maître de ma carcasse; prend-la. Tu n'as aucun pouvoir sur moi.                                                                            

Epictète Entretiens

 

 

TEXTE 4

 

L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères.  Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens.  Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement: il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui  veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine.  Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes avaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des Blancs prisonniers, afin de vérifier, par une surveillance prolongée, si leur cadavre était ou non sujet à la putréfaction.

En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie".

                                                                       LEVI-STRAUSS, Race et histoire, 1952

 

TEXTE 5

 

La vengeance se distingue de la punition en ce que l'une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l'autre est l'oeuvre d'un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexorablement, à l'infini, de nouvelles vengeances.

 

                                                                                     HEGEL  Propédeutique Philosophique

 

 

 

 TEXTE 6

 

Si les hommes avaient le pouvoir d'organiser les circonstances de leur vie au gré de leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie à la superstition.  Mais on les voit souvent acculés à une situation si difficile, qu'ils ne savent plus quelle résolution prendre; en outre, comme leur désir immodéré des faveurs capricieuses du sort les ballotte misérablement entre l'espoir et la crainte, ils sont en général très enclins à la crédulité. Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine, un incident quelconque leur appelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe d'une issue heureuse ou malheureuse; pour cette raison et bien que l'expérience leur en ait donné cent fois le démenti, ils parlent d'un présage soit heureux, soit funeste.  Enfin, si un spectacle insolite les frappe d'étonnement, ils croient être témoins d'un prodige manifestant la colère ou des Dieux, ou de la souveraine Déité ; dès lors, à leurs yeux d'hommes superstitieux et irréligieux, ils seraient perdus s'ils ne conjuraient le destin par des sacrifices et des vœux solennels.  Ayant forgé ainsi d’innombrables fictions, ils interprètent la nature en termes extravagants, comme si elle délirait avec eux.

                                                                                  Spinoza, Traité théologico-politique 1

 

 

TEXTE 7

 

Si le cours naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant, toute action serait une ingérence inutile qui, ne pouvant améliorer les choses, ne pourrait que les rendre pires. Ou, si tant est qu'une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu'on pourrait éventuellement considérer qu'ils font partie de l'ordre spontané de la nature ; mais tout ce qu'on ferait de façon préméditée et intentionnelle serait une violation de cet ordre parfait. Si l'artificiel ne vaut pas mieux que le naturel, à quoi servent les arts de la vie? Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement de suivre la nature.  Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de grandes victoires de l'art sur la nature : joindre par des ponts des rives que la nature avait séparées, assécher des marais naturels, creuser des puits, amener à la lumière du jour ce que la nature avait enfoui à des profondeurs immenses dans la terre, détourner sa foudre par des paratonnerres, ses inondations par des digues, son océan par des jetées. Mais louer ces exploits et d'autres similaires, c'est admettre qu'il faut soumettre les voies de la nature et non pas leur obéir ; c'est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent en position d'ennemi face à l'homme, qui doit user de force et d'ingéniosité afin de lui arracher pour son propre usage le peu dont il est capable, et c'est avouer que l'homme mérite d'être applaudi quand ce peu qu'il obtient dépasse ce qu'on pouvait espérer de sa faiblesse physique comparée à ces forces gigantesques. Tout éloge de la civilisation, de l'art ou de l'invention revient à critiquer la nature, à admettre qu'elle comporte des imperfections, et que la tâche et le mérite de l'homme sont de chercher en permanence à les corriger ou les atténuer.

John Stuart Mill, La nature 1874

 

 

 

 

 

 

 

  Texte 8

 

 

On n’a jamais vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien. On n’a jamais vu d’animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : Ceci est à moi, cela est à toi ; je te donnerai l’un pour l’autre.  (…)  Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s’obtiennent de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage.

 

Adam Smith – Recherche sur la nature et les causes des richesses des nations. 1776.