TEXTE  4: Raison et passions

 

 

 

 

 

 

Quoi qu'en disent les moralistes, l'entendement humain doit beaucoup aux passions, qui, d'un commun aveu, lui doivent beaucoup aussi: c'est par leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n'est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n'aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. Les passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connaissances; car on ne peut désirer ou craindre les choses que sur les idées qu'on en peut avoir, ou par la simple impulsion de la nature; et l'homme sauvage, privé de toute sorte de lumières, n'éprouve que les passions de cette dernière espèce; ses désirs ne passent pas ses besoins physiques (Note 11); les seuls biens, qu'il connaisse dans l'univers sont la nourriture, une femelle et le repos; les seuls maux qu'il craigne sont la douleur et la faim; je dis la douleur et non la mort; car jamais l'animal ne saura ce que c'est que mourir, et la connaissance de la mort, et de ses terreurs, est une des premières acquisitions que l'homme ait faites, en s'éloignant de la condition animale.

 

 

 

 

 

 

  Ce passage prend place après l’examen de la perfectibilité qui représente la faculté spécifique de l’homme.  Rousseau examine comment cette perfectibilité se met en œuvre concernant les facultés intellectuelles (la raison et la connaissance) . Deux éléments interviennent dans le développement de ces facultés intellectuelles : les  passions dont l’étude occupe le présent passage et le langage dont l’analyse est conduite à partir du §23.

 

Ainsi, le thème principal de cet extrait concerne le développement des facultés intellectuelles. La thèse développée par l’auteur consiste à soutenir que les facultés intellectuelles se développent avec les passions.

 

 

 

On peut déjà remarquer que, tout au long de l’extrait, le terme « passion » est pris dans un sens très général et qui ne correspond pas au sens actuel du terme : aujourd’hui la  passion désigne un désir souvent excessif portant sur un objet (ou une personne) de manière exclusive jusqu’à à dominer complètement la pensée d’une personne (par exemple dans le cas de « la passion amoureuse »). En revanche, le terme passion dans le texte prend un sens beaucoup plus large et en rapport avec son étymologie :  ce terme  vient du grec Pathos qui signifie « subir » , « souffrir ». La passion concerne tout ce qui est ressenti, éprouvé. En ce sens on éprouve une passion quand on ressent la faim, la peur, le désir.   Les  passions englobent par conséquent l’ensemble des phénomènes  par lesquels le corps affecte l’âme. 

 

    

 

On peut dès lors formuler le problème suivant : si la raison se développe sous l’effet des passions, comment lui sera -t- il possible de contrôler ou de dominer les passions quand elles atteindront leur paroxysme ?  Où trouvera t- on la force qui pourra réprimer les passions puisque la raison elle-même est dirigée par les passions ?

 

 

 

Plan  du texte n°4 :

 

 

 

I) L’interaction entre les passions et la raison (L1à L12)  -

 

1-   Le principe général (L1 à L3)                « Quoiqu’en disent » à « beaucoup aussi »

 

2-  Le rôle des passions  (L3  à L8)              « C’est par leur activité » à « la peine de raisonner »

 

3-  Le rôle de la connaissance (L8 à L12)     « Les passions à leur tour » à  impulsion de la nature »

 

 

 

II Les passions chez l’homme naturel  (L12 à L22)

 

1- L’origine de ses passions  L12 à L 14     « et l’homme sauvage » à  « dernière espèce »

 

2- Leurs caractéristiques  L14 à  L17             «  Ses désirs » à  « et la faim »

 

3- La question de la mort  L17 à L22           « Je dis la douleur » à « condition animale »

 

 

 

Explication

 

 

 

I) L’interaction entre les passions et la raison (L1à L12)  -

 

 

 

1-   Le principe général (L1 à L3)

 

 

 

Rousseau cherche dans ce passage à découvrir l’origine et le développement  de l’entendement. Que représente l’entendement ? C’est une faculté intellectuelle qui permet  de comprendre les rapports entre les choses ou les idées. C’est l’entendement qui permet d’établir les liens de ressemblance, de causalité, d’implication,  d’exclusion.  Ce passage est donc essentiel pour  suivre l’évolution de  la connaissance qui chez l’Homme naturel était d’abord réduite aux seules sensations (§15).   L’entendement permet en effet d’accroître la connaissance au-delà de la sensation en comprenant le rapport entre les choses ou les événements.

 

 

 

La thèse de Rousseau consiste à défendre qu’il existe  une relation de dépendance mutuelle entre les passions et l’entendement.   L’entendement  ne se développe que sous l’effet d’une contrainte, celle exercée par les passions.

 

C’est la pression des passions et donc du besoin qui est leur source commune qui développe l’entendement et les progrès des connaissances. Mais ces nouvelles connaissances développent en retour les passions formant ainsi un cercle entre les passions et l’entendement.

 

 

 

Ainsi on remarque que les facultés supérieures de l’esprit :  l’entendement et la connaissance qui en dérive se développent pour répondre à des préoccupations élémentaires enracinés dans les besoins. La supériorité de l’homme et de sa pensée sont  ici réduites à néant et Rousseau en à bien conscience puisqu’il admet contredire  « les moralistes ».  (Vauvenargues, La Rochefoucauld, La Bruyère)

 

 

 

  1. Le rôle des passions  (L3  à L8)

     

    Rousseau examine d’abord le rôle des passions sur l’entendement.  Tout d’abord il faut bien fixé le sens du mot passion.  Nous voyons qu’il est liée à un réseau lexical bien particulier : celui du plaisir (désirons de jouir), du désirs et des craintes (Ligne 6).  La passion est donc en rapport avec le corps et ses affections (le plaisir et la douleur d’une part et le désir et la crainte de l’autre).  La passion n’a donc pas le sens qu’on lui attribue aujourd’hui : celui d’un désir exacerbé pour une chose ou une personne  qui domine durablement la pensée d’un l’individu.

    On remarque aussi que les  passions que connaît l’homme naturel sont des passions simples : elles se réduisent à la satisfaction des besoins nécessaires à sa survie et à la fuite de la douleur. Elles se réduisent au désir de ce qui apporte la satisfaction du besoin et à l’aversion envers ce qui est douloureux.

     

    Ce n’est qu’à mesure que des difficultés apparaissent pour satisfaire les passions simples et naturelles - en fonction du climat, de la géographie ainsi que le précise Rousseau dans le § 19 que l’entendement est contraint de se développer.  Le développement des facultés intellectuelles n’est pas désintéressé mais s’opère en vue d’une finalité utilitaire. La connaissance vise d’abord l’utile et possède un but pratique.

    On pourrait sans doute illustrer la réflexion de Rousseau en se référant au développement des techniques et des outils qui sont les premières marques de l’entendement humain.

     

    L’intelligence de l’homme est d’abord une intelligence pratique et la raison utilise d’abord la ruse pour que la nature apporte la satisfaction des besoins.  On remarque que Rousseau utilise indifféremment le terme entendement  et raison dans ce passage. Une différence apparaîtra pourtant quand, grâce au langage, l’Homme pourra s’appuyer sur des idées purement abstraites et développer une connaissance théorique fondée sur les raisonnements. 

     

 

  1. Le rôle de la connaissance (L8 à L12)

     

    A mesure que la connaissance se développe, l’Homme découvre de nouveaux moyens pour satisfaire ses passions élémentaires en s’épargnant de la fatigue ou de la peine.  Le thème de l’outil avait déjà été abordé au §5 ou Rousseau dénonçait son rôle. Ainsi le pêcheur par exemple a-t-il besoin de construire sa barque ou ses filets avant de pouvoir satisfaire ses besoins.  Les nouvelles connaissances qu’il a acquises lui apportent de nouveaux besoins.   On pourrait aussi évoquer une complexification du besoin. L’homme apprenant à découvrir la nature ne retient que ce qui peut lui apporter la plus vive satisfaction, il commencera à rechercher non la nourriture en général mais une forme bien spécifique. Aux besoins naturels et nécessaires succèdent des désirs  plus spécifiques et plus difficiles à satisfaire.  Ainsi au fil du temps les passions simples évoluent en passions complexes qui domineront chez l’homme civil.

    Puisque les nouvelles connaissances apportent de nouveaux besoins et ces derniers de nouvelles passions, le développement de la connaissance ne limite pas l’influence des passions mais exacerbe leur intensité.  Le savoir ne protège pas du dérèglement des passions comme le croyait les philosophes tels Platon et Aristote.

     

    II Les passions chez l’homme naturel  (L12 à L22)

     

    Le raisonnement de la première partie a une valeur et une portée générale : l’entendement se développe sous l’influences des passions. En revanche le raisonnement de la seconde partie est plus restreint et concerne exclusivement l’homme naturel.

     

 

  1. L’origine de ses passions  L12 à L 14

     

    La connaissance de l’homme naturel étant très limitée, il ne connaît que peu de passions qui ont leur origine dans une « impulsion de la nature ». Rousseau se garde bien d’employer le terme « instinct » puisqu’il a distingué au §14 la conduite de l’animal guidée par l’instinct et celle de l’homme.

    La passion de l’homme naturel provient donc de son corps. Les passions de l’homme civil proviennent davantage de son esprit. C’est l’esprit qui le pousse à aller au-delà de ce que la nature exige. Les passions de l’homme naturel sont simples, uniformes, peu nombreuses et peu actives et elles peuvent être dès lors être facilement satisfaites. En revanche celles de l’homme civil sont complexes, raffinées, multiples. Elles sont d’autant plus violentes qu’elles ne peuvent pas être satisfaites et elles sont sans limites.

     

     

 

  1. Leurs caractéristiques  L14 à  L17

     

    Rousseau n’expose que les passions fondées sur des besoins naturels et nécessaires pour la survie de l’espèce. Ce sont des passions qui restent assez indéterminées pour être aisément satisfaites. On remarque que l’homme naturel ne connaît pas les passions complexes  qui dominent chez l’homme civil. L’orgueil, la vanité, le désir de gloire ou de pouvoir sont absents chez l’homme naturel.  L’état de nature n’est donc pas un état de guerre mais de paix ou les hommes vivent paisiblement contrairement à ce qu’avait soutenu le philosophe Hobbes dans son ouvrage le Léviathan.(Chapitre 14)

     

    3- La question de la mort  L17 à L22

     

    L’homme naturel selon Rousseau vit dans le moment présent, il ne connaît pas encore l’angoisse de la mort. C’est cette angoisse qui pousse l’homme qui a acquis un plus grande connaissance et d’abord celle de sa propre finitude, à accomplir des travaux et des tâches sans nombre soit pour écarter dans l’épuisement de ses forces l’idée de la mort soit pour inscrire dans l’histoire  trace de son passage. Les passions complexes telles que la recherche du pouvoir ou de la gloire ne visent-elles pas à conjurer la certitude d’une disparition que l’homme naturel méconnaît ?